Violence juvénile Unité de lieux, de temps et d’arme blanche, mais mobiles flous. Le jour où Michaël a été enterré, Olivier subissait de mêmes coups de couteau fatals. (…)
Violence juvénile Unité de lieux, de temps et d’arme blanche, mais mobiles flous. Le jour où Michaël a été enterré, Olivier subissait de mêmes coups de couteau fatals. Menant l’enquête à Vauderens, à Payerne et à La Chaux-de-Fonds, L’Hebdo cerne le profil des principaux protagonistes des deux faits divers tragiques qui ont stupéfié les Romands. Où l’on découvre de petites poignées de jeunes désemparés, aux identités et aux itinéraires flous, qui se cherchent et se confrontent comme par accident.
Une enquête réalisée par Michel Guillaume, Antoine Menusier, Sabine Pirolt et Chantal Tauxe
A Romanshorn vendredi 20 juin, trois adolescents se sont fait racketter sous la menace d’un couteau. Plus un week-end ne se passe en Suisse sans que des rixes à l’arme blanche ne soient signalées. Le plus souvent, elles encombrent à peine les colonnes de brèves des journaux locaux. Le phénomène n’est pas récent: en janvier 2001, L’Hebdo consacrait déjà au couteau, arme «démocratique, silencieuse et identitaire», un long dossier. Mais la proximité spatiale et temporelle de deux bagarres mortelles a donné une nouvelle visibilité à cette violence trop ordinaire. L’agonie de Michaël, agressé en gare d’Yverdon le 1er juin, la mort d’Olivier le 14 juin à Vauderens, ont semé la stupeur. En attendant les conclusions de la justice, les clés de lecture s’affrontent: racket, crime raciste, dérapage entre bandes, malaise d’une jeunesse en quête d’identités, bagarre d’éméchés, confusion du réel et du virtuel ou banal crime passionnel… Chacun choisit sa thèse. Au-delà de toutes les récupérations, une interrogation incrédule demeure: pourquoi autant de grands gosses, à peine sortis de l’adolescence, dégainent-ils les couteaux, pourquoi frappent-ils si sauvagement, sans même se rendre compte qu’ils sont en train de tuer? Alors que l’agression de Michaël avait fait la une des journaux, comment se fait-il que C. ait porté des coups mortels à Olivier?
A Vauderens, personne ne peut le dire. Nombreux sont pourtant ceux qui témoignent. Ce vendredi 13 juin, raconte un habitué de l’Auberge du Chamois, C. a d’abord «été faire des grillades avec sa copine. C’est pour ça qu’il avait un couteau. Mais c’est bizarre de prendre un couteau papillon pour une grillade. Ensuite, ils sont descendus à la Fête de la bière à Lausanne. Vers 1 h 30 du matin, assis à la terrasse du Chamois, j’ai vu la fille se diriger vers la cabine téléphonique avec Olivier. Là, un copain d’Olivier l’a poussée, elle est tombée dans le talus. C. les a rejoints. Olivier s’est mis en travers, c’est lui qui a reçu les coups de couteau… Quatre coups de couteau… Les jeunes qui viennent au Chamois, ils font les gros durs, des fois deux coups de poing fusent, mais ça s’arrête là.»
«Que ça se passe en ville, à la rigueur, c’est plus compréhensible qu’au village, poursuit un autre témoin du drame. C. est quelqu’un qui avait l’air sympa et très calme. Il a dû péter les plombs par rapport à sa copine.» Tout comme pour d’autres personnes impliquées dans l’affaire, la justice fribourgeoise a décidé de mesures de protection pour la jeune fille. La défense de C. sera assurée, à la demande de la famille, par Maître Jacques Barillon.
Des amis d’Olivier et de C. rappellent que les deux garçons ont fréquenté la même classe de l’école professionnelle de Bulle. «C. a quitté l’école en janvier-février après une dispute avec son patron. Il avait un caractère calme, mais il ne fallait pas l’emmerder. Il ne disait rien pendant une demi-heure, puis tout à coup, il envoyait une claque ou un coup de poing.»
La compagne du tenancier de l’Auberge a beaucoup observé ses jeunes clients: «Quand ils se chamaillent, ça éclate tout de suite, ils ne dialoguent pas.»
Syndic d’Ursy et de Vauderens, Philippe Conus confirme indirectement: «L’année de leurs dix-huit ans, la commune invite les jeunes. On leur demande ce qu’ils attendent des autorités. On a une grande difficulté à les faire s’exprimer.»
cri entendu Dans les communes de la Glâne, les «amis d’Olivier» ont placardé une affiche: «Trois mois, trois morts, trois fois trop, réagissons!» Aux meurtres d’Olivier et de Michaël, ils ajoutent celui d’un Congolais en gare de Fribourg en mars dernier.
Leur cri a en tout cas été entendu des autorités locales. «On a déjà parlé du drame au sein de la commission scolaire, dit Philippe Conus. Début juillet, mais c’était prévu, nous aurons une séance avec toutes les sociétés. J’y participerai pour rendre attentifs les responsables à leurs obligations et pour qu’ils mettent tout en oeuvre pour que les fêtes et soirées se passent bien. Mais sans vouloir juger les deux familles impliquées dans le drame, il faut admettre qu’une prise de conscience doit avoir lieu chez les parents en général. Par exemple, on donne presque toujours tort aux enseignants. Sans réclamer le retour des claques – car on est allé trop loin dans cette voie -, il faut que les enseignants se fassent respecter. Une institutrice qui avait découvert que des enfants de 12-13 ans avaient pris de l’alcool en prévision d’une sortie n’a pas osé téléphoner aux parents, de peur qu’ils réagissent contre elle. En matière de discipline, on est passé d’un extrême à un autre et maintenant, on paie un peu tout cela.»
Des rôles inversés«Il est important de connaître le contexte social et psychologique de cette affaire, indique un proche. L’agresseur me semble avoir une fibre assez romantique. Il y a chez lui un désespoir existentiel plutôt fondamental. Ses parents sont des gens assez simples, d’origine italienne.» Le juge Thormann a été saisi d’une demande d’expertise psychiatrique. C. apparaît extraordinairement attaché à son amie. Dans cette affaire, observe une source qui préfère garder l’anonymat, il s’en est fallu d’un cheveu que les rôles ne soient inversés entre la victime et l’agresseur.
Educateur de rue à La Chaux-de-Fonds, Claude Moulet donne un éclairage général: «Nous vivons dans une société humiliante pour ses éléments les plus fragiles qui font face au chômage, à la précarité, à l’échec scolaire ou professionnel, à leur situation de sans-papiers. Face à cela, l’ado réagit de deux manières: la souffrance intérieure (qui peut aboutir au suicide) ou la souffrance extériorisée qui le fait s’attaquer à plus faible que soi et se tromper de colère.»
Antérieur au drame de Vauderens, celui d’Yverdon devrait faire lundi prochain l’objet d’une communication du juge André Landry. Si la personnalité de la victime a défrayé la chronique, celle de son agresseur paraît se dessiner plus nettement. A Payerne, vendredi dernier, un de ses copains décrit L.: «Il y a dix ans que je le connais. Il a déjà fait une année de prison. Il fume (de l’herbe) et boit beaucoup. Quand on est étranger, comme lui, comme moi, c’est difficile de vivre entre deux cultures. Est-ce que je dois rejeter mes parents pour m’adapter? L. a fini l’école. Il aurait pu travailler. Si on veut, on peut, mais il ne travaillait pas. Pour sortir avec les copains, il faut de l’argent. S’ils ont une PlayStation, il faut l’avoir. Lui, il volait, il rackettait pour avoir tout ça. Il est parti sur la mauvaise voie. L. a aussi cassé la gueule à des gens qui le regardaient bizarrement. Il aurait fallu le mettre dans un endroit où il ne pouvait rien se procurer sans travailler, un endroit où on ne peut pas voler. Je ne pense pas que ses parents disaient quelque chose. De là à tuer… non, ce n’est pas une suite logique, j’étais étonné d’apprendre ce qu’il a fait. Il disait toujours: „Ce n’est pas la chute qui compte, c’est l’atterrissage (citation du film La Haine, ndlr)“. Même s’il avait raté jusque-là, il pensait que ça irait.»
Qu’est-ce que l’on peut faire? L. connaissait-il sa victime? D’abord hostile, son grand frère, qui se mêle à la conversation, finit par lâcher «non. De toute façon, il faut attendre, on ne peut rien faire.» Le copain commente: «Les parents de L. réagissent comme son frère. Ils réagissaient comme cela à tout ce qu’il a fait avant, en disant: „Qu’est ce que l’on peut faire?“. C’est de là que ça part.»
Et avant? D’avril à juillet 2001, une bande de Cap-Verdiens dont faisait partie L., témoigne une ancienne victime, a semé la panique à Estavayer-le-Lac, notamment dans le camping TCS de la petite station de la rive sud du lac de Neuchâtel: agressions et vols se sont succédé. «Il s’agit d’un noyau de quatre ou cinq ressortissants portugais, originaires du Cap-Vert. Arrivés en général en Suisse avec leurs parents, tous disposent d’autorisations de séjour. La plupart sont sans activité professionnelle et vivent aux dépens de leurs parents», écrit à l’époque le journal local Le Républicain.
Un médecin de la région, qui préfère garder l’anonymat, dénonce: «Entre Payerne et Estavayer-le-Lac, c’est un nid de drogués et de violence. Il y a un laisser-aller de la part de la police. Elle ne fait rien.» Comme si les frontières cantonales paralysaient la volonté d’agir…
Si, apparemment, L. ne connaissait pas Michaël, il était parfois en contact avec sa petite amie, A. Au coeur du drame sans en avoir été témoin, elle raconte: «L.? C’est le cousin d’une fille qui était à l’école avec moi. Je le connais juste comme cela, je lui faisais la bise, on se disait „salut, salut“. Ça fait une année que je ne l’avais pas vu. A ma connaissance, Michaël n’a pas reçu de menaces. Quand il attendait au Coyote (le bar, ndlr) que je sorte du travail, je lui demandais „T’as rien eu?“. Je lui demandais ça, parce qu’à Payerne, des B-boys, des rappeurs ou autres, venaient embêter des Suisses. Lorsque j’ai appris ce que L. avait fait à Michaël, ça m’a un peu choquée. Je me suis dit: „Il a bien déconné. C’est pas possible…“»
Elle poursuit: «Je me demande où les jeunes vont chercher toute cette haine. Il faut un sacré cran, pour poignarder un homme à terre. Avoir un couteau et menacer quelqu’un, c’est une chose, mais le planter?» Plus tard, elle dira encore: «S’ils avaient conscience de tuer? Il n’y a pas besoin d’avoir fait des études de médecine pour savoir que lorsque l’on plante un couteau dans un ventre, on risque de tuer.»
Au Coyote, là où Michaël attendait parfois sa copine, la piste du règlement de comptes raciste prend une tonalité inédite. Les jeunes interrogés proclament volontiers leurs sympathies hard-core et leur rejet des étrangers, mais non sans nuance. La «racaille» insupportable, c’est celle qui ne travaille pas. Si les étrangers, même de couleur, bossent, il n’y a pas de problème, c’est en substance la thèse que défend un jeune italo-suisse, accompagné d’une petite amie sri-lankaise. «Oui, on est racistes, affirme son pote, crâne rasé, t-shirt noir avec Ehre-Freiheit-Vaterland (Fierté, Liberté, Patrie). A Payerne, des vrais hard-core, il n’y en avait que quatre ou cinq, il n’y a pas si longtemps. Mais maintenant, ça augmente. Tous les Suisses traités de „sales Suisses de merde“ en ont marre.»
Michaël était-il sensible à ce discours? Sa rencontre fatale avec ses agresseurs du train et L. est-elle fortuite? Avocat de la famille de Michaël, Frédéric Hainard livre sa conviction: «Ce meurtre est un racket qui dérape. Michaël ne connaissait pas ses agresseurs. Seule sa copine les connaissait vaguement. J’ai l’impression que dans ce nouveau couple, c’est elle qui avait la personnalité la plus forte et qui l’a mis en contact avec la scène hard-core. A La Chaux-de-Fonds, il n’y a pas de scène nationaliste ou d’extrême droite.» Son meilleur ami situe Michaël «plutôt à droite qu’à gauche. Il était patriote et pensait que, lorsqu’il y a des bagarres, c’était souvent des étrangers qui les provoquaient. Je ne crois pas qu’il ait été skin. Je ne l’ai jamais vu violent. Quant au site avant- garde.com, Michaël ne m’en a jamais parlé.»
Il cherchait sa voie Un autre copain de la victime ne croit pas que Michaël ait été un extrémiste: «Je le connaissais depuis un an, et nous nous voyions tous les week-ends, un peu moins depuis qu’il a connu son amie. Il était souvent à Payerne, car il était vraiment amoureux d’elle. Michaël disait d’elle: „C’est moi au féminin, elle pense comme moi.“»
L’hebdomadaire Dimanche.ch a publié des photos de Michaël le bras tendu à la manière nazie. Conviction ou provocation? «Si Michaël s’était inscrit sur le site avant-garde.com sous le pseudonyme de BaFFo, je suppose que c’est plutôt par curiosité que par conviction. Il cherchait sa voie, comme tout adolescent de son âge», note l’avocat de la famille.
Délégué à la jeunesse de La Chaux-de-Fonds, Alexandre Bédat insiste: «Il ne faut pas vouloir étiqueter les jeunes et les ranger dans telle catégorie ou dans une autre. Tous ces mouvements ne sont pas rigides, ils sont constamment en mouvement.»
De Payerne à La Chaux-de-Fonds, la photo instantanée que livrent ces deux faits divers tragiques reste floue, difficile à interpréter. Désormais dans les petites villes, comme dans les grandes, et même dans des villages, de plus en plus de jeunes se sentent largués. Alors ils sortent les couteaux pour imaginer qu’ils sont forts. Qu’ils soient Suisses ou d’origine étrangère, ils souffrent d’un déficit d’intégration, sociale, professionnelle, familiale, culturelle ou identitaire.
Racisme Ceux qui souffrent de ce mal-être identitaire, natifs ou immigrés, trouvent dans l’affirmation ethnique un expédient, un cadre. Ils expriment un appel à l’autorité, qui n’est paradoxal que pour nos logiques d’adultes inadéquates. Olivier Guéniat, chef de la Sûreté du canton de Neuchâtel, livre un constat révélateur: «De manière générale, j’ai l’impression qu’il y a tout de même une augmentation des délits fondés sur le racisme. Nous n’avons pas ou peu de réponses à leur apporter, surtout lorsqu’il s’agit d’étrangers. Lorsqu’une bande d’Africains de l’Est a sévi à Neuchâtel, son chef m’a déclaré que dans son pays, on l’aurait immédiatement enrôlé à l’armée. Mais voilà, ce genre d’institutions qui recadrent un jeune ne leur est pas destiné ici en Suisse.»
Recadrer les jeunes, le constat fait l’unanimité, y compris auprès des intéressés. Cette nécessité ne se réduit pas aux slogans simplificateurs du discours sécuritaire. La balle n’est pas que dans le camp de la justice, des politiques (lire page 25) ou des éducateurs. Elle rebondit au coeur de la société, au coeur des familles.
Longtemps après les faits, ceux qui ont tué au couteau déclarent: «Le couteau s’est planté tout seul, j’étais étonné d’avoir tué.» L’étonnement précède la prise de conscience. L’incrédulité qui a saisi la Suisse romande en ce mois de juin ne doit pas rester suspendue. | CT
dualité Dans une société qu’il juge humiliante, l’adolescent peut réagir de deux manières: la souffrance intérieure ou la violence contre plus faible que soi.
Michaël Le 1er juin, le jeune Chaux-de-Fonnier de 19 ans a été racketté dans le train Payerne-Yverdon, puis mortellement frappé au couteau sur le quai de la gare. Une identité complexe et une vie brisée.
Payerne Michaël fréquentait le Coyote, un bar où l’on croise des jeunes hard-core.
manif En mémoire de Michaël, le 14 juin à La Chaux-de-Fonds.
«D’où vient cette haine? Il faut un sacré cran pour poignarder un homme à terre.» A., copine de Michaël
Olivier Dans la nuit du 13 juin, à Vauderens, ce jeune de 16 ans s’interpose dans une querelle impliquant son amie. Quatre coups de couteau. Il a été enterré à Siviriez vendredi 20 juin.
«Tous les Suisses traités de „sales Suisses de merde“ en ont marre.»
G., crâne rasé de Payerne
«Le problème s’aggrave. Partout»
Martin Killias Inquiet de la montée de la criminalité dont les jeunes sont coupables et victimes, le criminologue propose un moyen de les désarmer. Interview de Jocelyn Rochat.
Il y a deux manières de parler de la criminalité en Suisse. On peut voir la prison à moitié vide et constater qu’il y a aujourd’hui une nette tendance à la baisse des crimes contre le patrimoine, qui restent les plus nombreux. Ce qui permet de conclure que l’insécurité diminue, comme le fait le chef de la Police de sûreté du canton de Neuchâtel, Olivier Guéniat. Mais l’on peut aussi voir la prison à moitié pleine et dire que, dans le même temps, la Suisse fait face à une augmentation inquiétante des actes de violence qui sont dénoncés (ils sont passé de 3000 à 6000), un problème qui n’est pas insoluble, si l’on en croit le professeur lausannois Martin Killias.
Est-il exact que les bagarres avec violences sont en augmentation?
Oui. Le nombre de morts est fortement en augmentation depuis les années 60. Il a au moins doublé pour les femmes et triplé pour les hommes. Enfin, et pour être juste, il faut encore analyser ces chiffres en tenant compte des progrès réalisés par les services d’urgence. Par rapport aux années 60, le corps médical a permis de baisser de deux tiers la mortalité qui fait suite à des lésions corporelles graves. Sans cela, les victimes auraient quintuplé ou sextuplé. Ce qui nous montre bien qu’il y a une augmentation très nette de cette forme de violence depuis ces années-là.
Ces trois cas mettent en évidence l’utilisation du couteau. Est-ce bien nouveau?
Nous ne disposons pas de chiffres permettant de faire une comparaison. Pour ce qui est du passé, un sondage majeur effectué en Suisse il y a dix ans montrait que 10% environ des jeunes sortaient armés, au sens large du terme. Aujourd’hui, nous avons des sondages effectués aux Pays-Bas qui montrent que l’on y dépasse aujourd’hui les 20% de jeunes qui sortent armés, deux fois plus qu’il y a dix ans. Je pense que l’on constate aujourd’hui dans les pays occidentaux la même évolution que celle qui a été découverte en Hollande: nous allons partout dans le sens d’une aggravation du problème. A cela s’ajoute une augmentation de la criminalité qui est très forte dans toute l’Europe sur les trente dernières années, et qui se situe pour une bonne partie au niveau des adolescents. A la fois comme auteurs et comme victimes. Pour ce qui est des auteurs, l’augmentation est beaucoup plus forte chez les adolescents (12-18 ans) que chez les jeunes adultes.
Par le passé, les gens dans la rue exerçaient un contrôle social bien plus marqué. Ils protestaient en cas de dérapage, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui…
Oui. C’est aussi pour cela que je trouve carrément grotesque que bon nombre de gens cherchent à nier la réalité. A commencer par la plupart des journalistes qui me téléphonent et qui voudraient entendre que nous avons déjà connu des phénomènes similaires par le passé. Que toute cette agitation serait due à une sensibilité accrue des gens. En fait, c’est probablement l’exact contraire qui se produit. Autrefois, les gens auraient réagi beaucoup plus vite. Mais aujourd’hui, on ne réagit plus. Parce qu’il y aurait tellement de choses à signaler et qu’on ne peut pas tout le temps le faire.
Est-il exact que les couteaux à cran d’arrêt (interdits) sont désormais remplacés par des armes «légales» comme les cutters ou les couteaux à steak?
Oui. Enfin, ce sont des armes «légales» parce qu’elles ne sont pas légalement considérées comme des armes, mais comme des objets d’usage. Quand nous avons travaillé en commission sur la révision de la loi sur les armes, nous souhaitions justement apporter des réponses à ce problème. A ce propos, je constate avec beaucoup de perplexité que deux grands partis de droite et de centre-droite (les radicaux et l’UDC, ndlr) ont fait feu de tous les azimuts contre cet avant-projet qui apporterait, sur ce point-là, une réponse aux problèmes de sécurité qui se posent.
Comment la loi sur les armes peut-elle prendre en compte cette évolution inquiétante?
Pour le moment, nous ne disposons pas de base légale pour limiter ce type de port d’arme. Il faut commencer par dire quelque part qu’un objet d’usage tel que le cutter, le club de golf, le tesson de bouteille ou la batte de base-ball sera considéré comme une arme s’il est porté hors contexte. Quand cette base légale sera acquise, nous pourrons envisager des mesures plus rigides, comme l’ont fait les Américains.
S’agit-il d’interpeller toute personne que l’on soupçonne de se promener avec une arme?
Non. Cela veut dire que, à chaque fois que l’on contrôle une personne, et quelle qu’en soit la raison, on va vérifier si elle porte une arme. Et si on trouve une batte de base-ball, une lame ou autre chose, on l’embarque au poste. Cette expérience, dite de Kansas City, est bien connue dans la littérature criminalistique. Elle a permis de faire baisser fortement les meurtres qui impliquaient là-bas le plus souvent des armes à feu. Par ailleurs, ce changement de la pratique policière a encore permis de faire comprendre aux criminels qu’il valait mieux laisser leurs armes à la maison. Elle est parfaitement transposable en Suisse.
C’est pour cela que vous suggérez d’interdire le port de toute forme de couteau et de punir tout contrevenant par une nuit de détention?
C’est effectivement la solution que je préconise. Elle figure également dans l’avant-projet de révision de la loi sur les armes dont je vous ai parlé et on ne sait toujours pas ce qu’il va advenir. La procédure de consultation a rencontré une très forte opposition, notamment parce que les milieux du tir s’opposaient à d’autres mesures qui y étaient proposées.
L’interdiction élargie du port d’arme suffira-t-elle?
Bien sûr que, pour mettre un terme à la violence entre les jeunes, il faudrait apporter d’autres réponses. Mais cette mesure, somme toute très simple, aurait déjà pour effet de désarmer un peu le milieu, les scènes des jeunes et les bandes, et cela diminuerait déjà les risques d’affrontements produisant des lésions corporelles graves et les meurtres. |
Martin Killias Professeur de criminologie à l’Université de Lausanne, proche du Parti socialiste, il a participé à la rédaction de l’avant-projet de révision de la Loi fédérale sur les armes.
La droite a l’amour des armes
Des socialistes plutôt satisfaits, un PDC pas trop mécontent, même si, dit-il, «on va parfois trop loin», un Parti libéral dont la méfiance tourne au scepticisme, des radicaux hostiles, une UDC qui dit non, définitivement, à moins qu’on ne reprenne tout de zéro. Pas facile d’être de droite par les temps qui courent. Les mêmes partis qui basculent volontiers dans le délire sécuritaire attaquent la nouvelle loi sur les armes, non parce qu’elle serait trop molle, tachée de naïveté, mais pour la raison rigoureusement inverse: trop dure, «disproportionnée» si l’on en croit l’UDC, pouvant aboutir, selon les radicaux, à «un désarmement du peuple suisse». Oui, vous avez bien lu: le peuple, le bon peuple, serait «désarmé». L’appréciation figure en toutes lettres, en lettres de feu, dans les résultats de la procédure de consultation à laquelle le Département fédéral de justice et police vient de soumettre le projet de loi.
Peu importe de savoir que l’arme augmente le rayon d’action et l’intensité de la violence humaine, qu’elle peut même prédisposer à cette violence en donnant à son possesseur conscience de sa force. Une espèce d’aura culturelle entoure dans les partis de droite cet instrument meurtrier. Comme si l’arme, au pays de Guillaume Tell, conférait noblesse et statut. On ne s’en défait pas. Il faut être contraint de se rendre à l’ennemi, ou à l’Etat, pour remettre son arme en signe de soumission. La lui remettre, ou en ce qui concerne l’Etat, simplement s’annoncer. Ainsi, le Parti radical juge beaucoup trop court le délai de deux mois imparti à chaque possesseur d’armes pour se faire connaître de l’autorité fédérale. De même, quelle drôle d’idée d’exiger d’un privé, et non plus seulement d’un commerçant d’armes, le permis nécessaire à la vente à un autre privé, et de cet autre privé l’obligation d’être titulaire d’un permis d’acquisition! «Les abus, dit le Parti radical, ne seront en aucun cas empêchés, interrompus, ou rendus plus difficiles: seul le commerce légal en subira les conséquences et deviendra objet de méfiance…»
Les libéraux, eux, craignent que l’instauration d’un permis d’achat entre particuliers «ne fasse exploser le marché noir et contraignent les citoyens jusqu’ici honnêtes à commettre un acte délictueux». On est là dans une autre contradiction qui déchire les partis de droite, sans trop les gêner apparemment: la sécurité, oui, excellent, à condition qu’elle ne mette pas en péril la liberté de commerce. Et finalement, selon les libéraux, la liberté tout court. Pire: la vie privée, le parti considérant comme «intolérable» et probablement «anticonstitutionnelle» la latitude laissée aux forces de l’ordre pour surveiller les détenteurs d’armes. «C’est la porte ouverte à tous les dérapages et à toutes les contestations possibles.» Sans parler de la délation, puisque la surveillance policière «pourra s’effectuer sur une simple dénonciation anonyme».
Personne n’a jamais prétendu qu’une loi sur les armes pourrait par magie répressive supprimer la violence. Elle peut tout au plus la contenir, la freiner, la rendre plus difficile. Ce que tente de faire le projet de loi en restreignant l’usage des armes, en même temps qu’il en étend la définition. La violence chez les jeunes l’a bien montré: tout ce qui est suffisamment dur, pointu ou lourd pour blesser ou tuer un être humain peut servir d’arme, un couteau à steak comme une batte de base-ball ou un tesson de bouteille. Celui qui prétendrait abolir toutes les armes serait donc contraint de mettre hors de portée n’importe quel objet qui pourrait être détourné de sa destination première. Sans en arriver là, on peut décider qu’un objet d’usage courant sera considéré comme une arme, ou à tout le moins comme quelque chose de dangereux, «s’il est porté hors contexte», dit le pénaliste Martin Killias (lire son interview ci-contre). Par exemple une batte de base-ball dans un night-club ou un couteau à viande autour d’un terrain de football. C’est précisément ce que prévoit la nouvelle loi, avec contrôles et sanctions en conséquence. Les partis de droite n’ont rien contre, mais pour le reste leur hostilité demeure, si appuyée qu’elle pourrait compromettre l’ensemble du projet.